C’était l’une de ces dernières journées d’automne où le ciel se voile de quelques nuages de tulle, où le vent encore doux fait vibrer la cime des cèdres du parc. Nous étions assis sous la rotonde de notre maison bourgeoise à boire un thé noir de chine parfumé au jasmin indien, Dorothée, fabuleuse comme à l’accoutumé dans une robe bleue semée de muguet, regardait sa tasse, songeuse.
‒ A quoi songez-vous ma chère ? Lui dis-je avec à propos en reprenant un Plum-Cake banane-cerise.
‒ A un certain concert de Jacques Higelin.
Je gardais ma cuillère en lévitation, l’auriculaire délicatement levé, étonné malgré moi. Je ne voyais pas ma bonne amie dans un tel contexte même en forçant le ton.
‒ Vous allâtes à un concert de Jacques Higelin ?
‒ Quelle horreur ! Bien sûr que non, je l’ai vu en vidéo évidemment. Un instant magique, cinq mille spectateurs, il s’avance au bord de la scène dans une tenue façon Peter-Pan assez seyante je dois l’avouer et s’écrie « Vous voulez du rock ? »
Cinq mille gorges hurlent en cœur « Oui ! »
Il répète plus fort faisant celui qui n’a pas entendu ou pas bien compris « Vous voulez du Rock ? »
Les cinq milles gosiers hurlent derechef à faire s’écrouler la salle « OUI ! »
Alors, décontracté, il s’en retourne vers son piano avec ce sourire qui n’appartient qu’à lui et leur répond « Eh bien, on va vous jouer… autre chose ».
C’est cela, voyez-vous Stanislas, un artiste ! Un personnage qui lorsque l’on veut qu’il fasse quelque chose fera « autre chose » même s’il est, à ce moment précis, sous la menace d’une arme ou pire encore. Autre chose, entendez-vous Stanislas ?
Je repris du thé, pas très bon à vrai dire. Comment peut-on apprécier cette lavasse jaunâtre ? Heureusement, il y a ces Boody-Cheeries caramels qui compensent largement.
‒ Où voulez-vous en venir, ma chère Dorothée ?
Je le savais, comment faire autrement, puisque depuis plus d’une semaine elle ne me bassinait que de ça, mais il n’est rien de plus boudeur qu’une femme qu’on agresse en devinant ses pensées et je déteste les femmes boudeuses presque autant que le thé.
‒ Je vous connais bien Stanislas, et je me pose la question : à quel moment dans votre vie avez-vous fait le contraire de ce que l’on attendait de vous ?
Je fis le scandalisé. Je fais très bien le scandalisé.
‒ Mais jamais, ma chère ! Grand bien m’en fasse, ce serait contraire à une éducation de gentleman que j’ai passé des années à assimiler.
Elle prit cette mine que je lui connais bien et qui veut faire entendre que je pourrais l’avoir déçue, moi qui ne déçois jamais personne.
‒ C’est bien pour cela, Stanislas, que vous ne serez jamais artiste.
‒ C’est bien pour cela, ma chère Dorothée, que je suis riche.
Elle but une gorgée de thé, leva ses yeux encore embués, me fixa quelques secondes… et me sourit.
Je croquais délicatement dans un Muffin vanille-concombre.
Non mais !